C’est louche quelqu’un qui regarde aussi longtemps les tableaux…

Pourquoi une surface peinte peut-elle nous troubler jusqu’aux larmes ?  Comment l’art peut-il nous transporter à la fois au-delà de nous-mêmes et en nous-mêmes ? Les scintillements de la beauté, de l’espace, de la couleur et des formes d’où viennent-ils ? A quelle vision du monde et de la vie ouvre cette beauté phénoménale ? Et pourquoi avons-nous perdu la vision, comme le disait Pasolini ?

Des réponses à ces questions et à bien d’autres dans ce livre, où le peintre et poète Robert Empain vous emmène dans le coeur vivant des oeuvres d’art.

 

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Page 16 –  Au Musée de l’Académia. Venezia

… Deux pas, je saute un siècle en une seconde.

Voici de Gentille Bellini, Le Bienheureux Lorenzo Guistiniani, 1465. Bouche bée, estomac scintillant, frisson vertébral, vertical. Authentique apparition sur toile. Un dessin plutôt qu’un tableau. Le Bienheureux de profil, en pied, est en lévitation. En haut, la nuée, deux guirlandes de parole effacées, des fleurs volantes préparent son Assomption. Nous sommes dans la seconde perpétuelle de sa Résurrection. Sidérant littéral. Temps en suspend. Le ciel va s’ouvrir, lui va disparaître, s’élever… Il bénit ses frères, se maintient encore un peu. Comme le Christ à ses disciples, il dit ne vous inquiétez pas, je reste avec vous, en vous. Moi j’attends, je détaille le plissé vertical de son fuselage, la calme plénitude de sa bonté. Je reste ainsi longtemps debout, suspendu moi aussi, en partance.  Je m’assieds sur le rebord de fenêtre. Aussitôt, le gardien qui m’avait repéré (c’est louche quelqu’un qui regarde aussi longtemps les tableaux) grogne et aboie qu’on ne peut pas s’asseoir sur les appuis de fenêtre…
Soit, retour en enfer. Je déplore l’effet nul d’une exposition pourtant prolongée aux œuvres d’art. Les regards sont bien gardés…

Fermeture dans une heure, j’ai à peine regardé quatre tableaux…

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Voici un Jacopo Bellini, père de Giovani et de Gentille, beau-père de Mantegna. Belle famille de voyants en vérité. J’ai à l’atelier un fac-similé de son fameux carnet de dessins, appelé « Le Carnet du Louvre », une mine d’inventions sur vélin, une source inépuisable de beauté et de tableaux à venir, pour lui et pour ses fils, c’est-à-dire pour nous tous, les peintres…

Voici sa Vierge à l’enfant, vers 1455. Une douceur mystique et humoristique rarement égalée par ses fils…

Mais une autre visite guidée me rattrape : «…la Vierge à l’enfant de Jacopo Bellini est un exemple de l’attachement archaïque de l’artiste… Notez le fond impénétrable fait de têtes de chérubins noirs gravées d’or… Par ici… Au suivant . »
Ce fond de têtes d’anges diabolisés est pourtant le coup de génie et de drôlerie de ce tableau. Et cette foule, non pas de chérubins mais de diablotins embouteillés, semblent vouloir pousser l’enfant Jésus hors du tableau. C’est clair ces démons veulent le défenestrer. L’enfant, agneau blond, plus ironique qu’innocent, bénit et absout tout ça de la main droite tout en tenant une poire dans la main gauche… Sourire subtilisime de la Mère dont les mains protectrices, si légères, semblent plutôt protéger l’enfant du mauvais œil des siècles futurs.

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J’achève la visite au pas de charge, pressé par le rabattage des gardiens, un bon quart d’heure avant l’heure, comme partout.
Je prends rendez-vous demain avec quelques miracles : La Croix tombée dans le canal San Lorenzo ; La guérison miraculeuse de la fille de Benvegnudo de San Polo de Mansueti ; la mystérieuse Tempête de Giorgione ; le cyclonesque Saint Marc libérant un esclave du Tintoretto ; Le vol du corps de Saint Marc lors d’un ouragan à Alexandrie du même metteur en scène, et l’initiatique Pieta  nocturne du crépusculaire Titien…

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